De quoi parle-t-on ?
La posture réflexive est la capacité à réfléchir – de manière régulière et volontaire – sur ses actions, d’adopter une position ou une attitude critique envers sa propre pratique et celle de ses pairs afin d’ajuster ses interventions en temps réel. Pour Donald Alan Schön qui fut à l’origine de ce concept, « le praticien réflexif, c’est celui qui exerce son art en ayant conscience de ses pratiques ».
Quelques grands noms
Si le nom de D. A. Schön occupe une position centrale dans le champ d’étude de la pratique réflexive, il convient de citer quelques-uns des chercheurs, auteurs, psychologues du travail, pédagogues ou philosophes qui l’ont précédé ou qui ont prolongé et/ou outillé son travail.
La problématique que nous abordons ici figure au rang des composantes les plus significatives de la psyché. En effet, il y a plus de 2400 ans ! les philosophes grecs développaient une méthode extrêmement efficace – et qui n’a pris aucune ride – destinée à augmenter le niveau de conscience de l’individu : la maïeutique.
Les définitions qui suivent illustrent à la fois la puissance et la subtilité de cette dialectique :
« Dans la philosophie socratique, art de conduire l’interlocuteur à découvrir et à formuler les vérités qu’il a en lui ». [Larousse]
« Art pratiqué par Socrate, consistant à faire découvrir à l’interlocuteur les vérités de son esprit en lui posant une série de questions ». [Antidote]
« Méthode suscitant la mise en forme des pensées confuses, par le dialogue ». [Socrate, dans les œuvres de Platon ; Le Robert]
« La maïeutique consiste à faire accoucher les esprits de leurs connaissances. Elle est destinée à faire exprimer un savoir caché en soi ». [Wikipédia]
Cette approche permet donc à l’individu, dans tous les contextes de son existence, de prendre davantage conscience de ce qu’il vit, pense, fait ou ressent, de clarifier des situations confuses, problématiques ou troublantes.
Nous allons maintenant voir, succinctement, comment des chercheurs, psychologues du travail ou autres penseurs ont modifié la focale et transposé ces pratiques dans le monde du travail moderne afin de permettre à l’individu de, notamment :
- Développer sa capacité à créer ou renforcer l’articulation entre théorie et pratique ;
- Prendre conscience de sa manière d’agir et de réagir, dans les situations professionnelles ou formatives ;
- Analyser ses actions et comprendre leurs objectifs, les erreurs éventuelles et les enseignements à en tirer ;
- Renforcer son sentiment de compétence et sa capacité à analyser les problèmes qu’il rencontre ;
- Optimiser sa pratique professionnelle en identifiant les points à améliorer ;
- Etc.
Dans la première partie du XXe siècle, John Dewey développe – dans deux éditions du même ouvrage, publiées à dix ans d’intervalle – « l’idéalisme expérimental selon lequel, la seule façon pour l’individu d’acquérir la connaissance de la Réalité, ou de la Vérité, c’est par l’action et l’expérimentation ».
Quelque cinquante ans plus tard, Donald A. Schön explore et théorise le concept de praticien réflexif. Le nom d’Argyris est parfois associé à celui de Schön : ils ont collaboré à réitérées reprises sur des thématiques connexes. Nous limitons volontairement notre propos aux notions cruciales suivantes :
En 1983, aux États-Unis, Donald Schön publie : « The Reflective Practitioner : How Professionals Think in Action ». Littéralement : « Le praticien réflexif : comment les professionnels pensent dans l’action ».
Onze ans plus tard, au Québec, le livre est traduit en français sous le titre : « Le praticien réflexif : À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel ».
Cette nouvelle formulation illustre l’évolution de la pensée de l’auteur qui approfondit les deux axes de réflexion suivants :
La réflexion en cours d’action : « Le praticien qui réfléchit en cours d’action manifeste une propension à remettre en question sa définition de la tâche, les théories en action qu’il y greffe et les mesures de rendement qui le contrôlent ». [Schön, 1994]
La réflexion sur l’action : « Elle revient à revivre mentalement l’expérience vécue pour en cerner les éléments prégnants et identifier ce qui a contribué au succès ou à l’échec de l’expérience ; elle permet au praticien d’induire et construire une nouvelle théorie à partir de ses expériences particulières pour améliorer sa pratique ». [Schön, 1994]
Nous terminons cette liste – non exhaustive – des personnalités ayant contribué de façon décisive au développement conceptuel de la pratique réflexive en citant un docteur en sociologie et anthropologie suisse, professeur honoraire de l’Université de Genève : Philippe Perrenoud. Lorsque, en 2010, il publie un ouvrage intitulé : « Développer la pratique réflexive dans le métier d’enseignant », il induit une dynamique aussi extraordinaire que vertueuse. Selon lui, si les formateurs adoptent une posture réflexive dans leur pédagogie, alors les professionnels qui en auront bénéficié durant leur formation pourront l’appliquer à leurs propres pratiques professionnelles.
… et trois techniques incontournables
Qu’il s’agisse de faire accoucher les esprits de leurs connaissances, exprimer un savoir caché en soi, découvrir et formuler des vérités inconscientes ou enfouies, renforcer son sentiment de compétence, développer sa capacité à analyser les problèmes rencontrés, ou encore construire son savoir professionnel par l’action et la réflexion dans l’action et sur l’action, des questions pertinentes et un dialogue empreint de respect s’imposent, depuis toujours, comme des moyens irremplaçables.
Des psychologues du travail et des chercheurs en clinique de l’activité ont développé des méthodes très performantes et souvent complémentaires :
L’instruction au sosie
Dans le champ professionnel, dans la démarche méthodologique de l’analyse du travail, il a fallu attendre les années 1970 pour qu’un protocole de recherche avant-gardiste soit développé par Ivar Oddone à l’Université de Turin pour la formation ouvrière des opérateurs des usines Fiat : l’instruction au sosie.
Le principe est le suivant : un professionnel, « le porteur », reçoit la consigne : « Suppose que je sois ton sosie et que demain je me trouve en situation de te remplacer dans ton activité. Quelles sont les instructions que tu devrais me transmettre afin que personne ne s’avise de la substitution ? »
Reprise dans le cadre de recherches en analyse clinique de l’activité (Y. Clot, G. Jobert, …) cette méthode a comme finalités :
Une réappropriation par le « porteur » de sa propre expérience en libérant sa pensée. Le but étant de retrouver les détails, les microdécisions et les critères de choix, les dilemmes, … . Les questions du sosie créant des « obstacles » à dépasser par la médiation du langage ;
Une ouverture sur une diversité de stratégies par le regard critique des pairs et de l’animateur ;
Un engagement des subjectivités croisées producteur de changements.
L’autoconfrontation
Cette méthode consiste à demander au professionnel confronté à des traces de son action – le plus souvent un enregistrement vidéo – de décrire, de montrer, de commenter son action pas à pas, d’argumenter ses choix, lors d’un entretien guidé.
Dit autrement, l’entretien d’autoconfrontation cherche à répondre aux questions : Quels éléments perçus (ou rappelés) sont significatifs ? Quelles sont les préoccupations, les attentes de l’acteur ? Quelles sont les connaissances mobilisées par l’acteur ? Quelle est l’action ? Quelles connaissances sont en cours de construction ? L’entretien d’autoconfrontation peut être simple ou croisé.
La méthode comporte donc deux étapes : l’enregistrement de l’activité[1] puis la confrontation lors d’entretiens ultérieurs. Son origine et les théories sous-jacentes qui l’expliquent signalent son appartenance au domaine de la psychologie et nous soulignons ici le rôle prépondérant de J. Theureau.
L’entretien d’explicitation
Dans de nombreuses activités professionnelles, on a besoin de s’informer de l’action de l’autre ou de l’aider à mieux s’approprier ce qu’il a fait, comment il s’y est pris. Quand le professionnel prend du recul par rapport à ce qu’il fait, comprend comment il s’y est pris et peut expliciter ses méthodes et ses procédures de travail, alors il devient progressivement capable d’agir seul, à sa propre initiative et de transférer ce qu’il a appris.
Que l’on soit expert ou novice, il y a une part importante de ses actions, que l’on sait pourtant faire, dont on n’est pas conscient et qu’en conséquence on est bien incapable de mettre en mots sans une aide. En outre, pour rendre possible la verbalisation de l’action, il faut d’abord que celui qui s’y essaie prenne le temps d’un retour réfléchissant sur son action, de manière à ce qu’il en prenne conscience.
En 1994, Pierre Vermersch publie la première édition de « l’entretien d’explicitation ». Cette méthode vise précisément à aider à la mise en mots de son « faire », y compris en rendant accessible la parie implicite de toute action. En ce sens, cette technique se présente comme une prise de conscience provoquée.
Nous nous devons de souligner ici que passer du faire au dire n’est pas inné et nécessite un certain entrainement, voire une formation à la technique de l’entretien.
En guise de conclusion
Souvent, les champs de la recherche fondamentale sont victimes de leur succès et font l’objet d’interprétations erronées, voire abusives ; et celui de la pratique réflexive n’y échappe pas.
Afin d’éviter toute dérive, l’article que vous venez de lire se réfère exclusivement aux travaux des pionniers visionnaires de la psychologie du travail en général et de la clinique de l’activité en particulier ainsi qu’aux méthodes qu’ils ont développées.
Par conséquent, tout professionnel qui :
- se trouve face à une situation confuse, inconfortable, troublante voire déconcertante ;
- doit optimiser la transmission des consignes à ses collaborateurs ;
- faire émerger toutes les dimensions de son activité ;
- … ;
… gagnera en efficience s’il s’approprie les capacités suivantes :
[1] Attention au droit à l’image !